mardi 8 novembre 2016

Théorisation de l'abandonnisme



Comme l’a défini de manière limpide Germaine Guex (1973), l’abandonnique est celui qui envisage tout et tous (souvent à commencer par lui-même) sous le registre de l’abandon vécu ou redouté. Il s’agit d’un problème affectif majeur, à connotation agressive et masochiste. Nous sommes confrontés à une avidité affective dont le patient n’a guère conscience, et qui le mène à la dévoration de l’autre : cet autre, c’est le thérapeute, l’éducateur, le parent nourricier, le partenaire de vie, c’est-à-dire, nous tous qui sommes interpellés par son angoisse, par sa crainte d’abandon, par son comportement régressif, par son oscillation permanente entre une attitude de toute puissance et l’expression d’un grand désarroi, et par son incapacité à s’attacher réellement. Michel Lemay (1979) a fort bien souligné la difficulté d’être cet « autre » face à l’abandonnique. Le problème de l'abandonnique est que s'attacher signifie pouvoir perdre, donc ajouter une brique à l'édifice abandonnique. Il s'agira dès lors d'abandonner avant d'être abandonné, de "mettre à l'épreuve pour faire la preuve" (G.Guex), en développant des exigences sans limites. Germaine Guex  indique clairement que "l'abandonnique, par définition, ne peut aimer de façon oblative : il tyrannise, exige, revendique sans cesse, le compte ouvert de son enfance ne se bouclant jamais. le bilan se clôt invariablement par un dû. "Quant à l'angoisse omniprésente, c'est l'angoisse primaire par excellence, lié à l'incapacité de l'enfant à satisfaire ses propres besoins, et de se défendre contre les menaces du monde extérieur. Elle est immédiate, et constitue un débordement d'émotions difficiles à endiguer. "Sous le coup d'une menace de frustration, l'abandonnique régresse immédiatement au stade de l'impuissance primaire, et son Moi, envahi par l'émotion, ressent le malheur comme inévitable et déjà consommé." (G.Guex)

Le monde intra-psychique du tout petit enfant n'a pas été vraiment exploré par Freud. Il n'en a fait que des extrapolations à partir d'adultes, de façon très incomplète et souvent erronée. C'est après lui, grâce à Mélanie Klein et surtout à Winnicott, pédiatre et psychanalyste, que l'on est arrivé à une certaine compréhension du développement psychique de l'enfant. Winnicott a étudié les besoins changeants de l'enfant dont la dépendance initiale doit se transformer en indépendance, et il a essayé de comprendre quels étaient les facteurs qui entravaient l'autonomisation ou mieux l'individuation du petit enfant. Il montre que le processus d'évolution devrait conduire tout naturellement vers l'indépendance et l'aventure. Tout ce qui contrarie ce processus sera à l'origine de troubles psychiques plus ou moins graves, allant des troubles caractériels et névrotiques à la psychose, donc à différentes formes de dépendance. Winnicott a montré que ces troubles et ces différentes formes de dépendance ultérieures chez l'adolescent et chez l'adulte résultaient aussi bien de carences infantiles dues à l'absence, l'insuffisance de la mère, le manque d'amour et de sécurité, qu'au trop, ou trop-plein, c'est-à-dire à la surprotection, à l'étouffement de l'enfant par une mère qui, à cause de ses propres besoins, ne peut pas se séparer de son enfant. La mère absente d'un côté, le vide; la mère abusive de l'autre côté, l'étouffement.  
Si l'on a tant de peine à devenir autonome, recherchant toujours une dépendance, c'est aussi que l'on n'a pas vécu de façon normale la problématique de la séparation dans son évolution de petit enfant. On ne peut renoncer au sein, ou couper symboliquement le cordon ombilical de la mère bonne et nourricière, c'est-à-dire s'en séparer qu'en intériorisant son image et son amour. Ce qui donne une force et une assurance intérieure qui permettront par la suite d'accepter les manques, les frustrations. Si cette problématique n'est pas résolue, les circonstances de la vie rappelleront ultérieurement les situations traumatiques anciennes de séparation. Ainsi, les pertes d'amour, de protection, les deuils, les changements de situation sociale ou professionnelle, les désapprobations par une personne chère, la solitude, le rejet, toutes ces situations de la vie peuvent être éprouvées comme des pertes graves, irréparables, comme un abandon. J'en arrive ainsi à ce cas particulier de la dépendance qu'est l'abandonnisme, cas particulier peut-être mais très impressionnant de par ses manifestations théâtrales, dramatiques, et souvent si paradoxales qu'il est difficile de les comprendre. 

Sources : le syndrome d'abandon, Germaine Guex, 1973, PUF.
La mère suffisamment bonne, Donald W. Winnicott.

Jules.

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